ATLAS contribue à percer les mystères de la rétine

Une technologie développée pour la physique des hautes énergies permet aux biologistes de découvrir un type de cellule rétinienne qu’ils cherchaient depuis 40 ans.

Le réseau de 512 électrodes, issu de la technologie des détecteurs à microrubans de silicium d’ATLAS, enregistre l’activité électrique des neurones de la rétine.

Le savoir-faire d’ATLAS s’est mis au service de la biologie pour découvrir un type de cellule rétinienne qui pourrait bien intervenir dans la perception du mouvement. Les résultats des recherches menées par des membres de la Collaboration ATLAS à l’Université de Californie, à Santa Cruz, et des neurobiologistes du Salk Institute à La Jolla (Californie), ont été publiés dans le numéro du 10 octobre du Journal of Neuroscience et pourraient amener les biologistes à s’intéresser aux techniques mises au point en physique des hautes énergies.

Les études anatomiques menées sur des primates avaient permis de recenser 22 types différents de cellules ganglionnaires rétiniennes (cellules qui envoient l’information visuelle au cerveau) ; toutefois, les fonctions d’un petit nombre d’entre elles seulement ont pu être caractérisées. Les cellules découvertes ont été dénommées cellules ganglionnaires rétiniennes upsilon et l’équipe de chercheurs pense qu’elles entrent en jeu dans la perception du mouvement. S’inspirant de la technologie des détecteurs à microrubans de silicium utilisée dans ATLAS pour suivre la trace des particules chargées issues des collisions, les scientifiques ont fait appel à des matrices d’électrodes haute densité et l’électronique associée pour mesurer les réponses spécifiques à des images visuelles. Les grandes zones sensibles à la lumière des cellules upsilon et les réponses rapides, brèves et non linéaires à des variations de lumière les ont amenés à penser que ces cellules sont en fait des détecteurs de mouvement.

La rétine, cette couche qui tapisse le fond de l’œil, transforme les photons en signaux électriques qu’elle transmet au cerveau. Quarante années durant, les cellules upsilon, situées dans la dernière couche de cellules envoyant la lumière le long du nerf optique ont échappé aux biologistes. « Chez le primate, les cellules upsilon représentent un infime pourcentage des cellules ganglionnaires rétiniennes. Elles sont donc rares et les chances de les trouver sont minimes » explique Alan Litke, responsable senior de l’étude.

Dans le cadre de l’expérience, les chercheurs ont focalisé un film sur la rétine d’un primate et comparé l’entrée visuelle à la sortie électrique au niveau des cellules de la rétine. Le repérage de ces cellules rares a nécessité l’utilisation d’un très grand nombre d’électrodes dans un espace restreint et donc un processus de miniaturisation auquel les membres de la Collaboration ATLAS sont accoutumés.

L’amplification, le filtrage et la lecture des signaux des électrodes ont été des étapes déterminantes. Grâce à un ensemble de circuits intégrés multicanaux conçus par Wladyslaw Dabrowski, de la Collaboration ATLAS, et son équipe de l’Université des sciences et des technologies AGH de Cracovie (Pologne), un réseau dense de 512 électrodes a pu sonder la rétine (contre 61 auparavant, voire une dans les toutes premières expériences). En augmentant ainsi le nombre d’électrodes, les scientifiques ont pu scruter un plus grand nombre de neurones en parallèle, et donc surveiller des centaines de cellules simultanément et non plus seulement une ou quelques-unes. « Il est tout à fait exceptionnel de dénicher une cellule upsilon. Aussi, lorsque vous trouvez une cellule présentant des propriétés inhabituelles, vous vous dites que quelque chose cloche, que c’est peut-être une cellule malade, explique Alan. Ce que vous voulez vraiment voir, c’est une mosaïque de cellules présentant des propriétés similaires. Et là, vous commencez à y croire ».

Le savoir-faire d’ATLAS a également servi pour la conception du logiciel, lequel a dû être créé de A à Z, tant les quantités de données collectées étaient gigantesques pour la neurobiologie classique (même si elles paraissent relativement modestes à l’échelle du LHC). Dumitru Petrusca, l’un des principaux développeurs logiciels du programme ATLANTIS pour ATLAS s’est mis à pied d’œuvre. Il est d’ailleurs l’auteur principal de l’article sur les cellules upsilon.

Grâce à ce logiciel et à cette technologie, les neurobiologistes, en collaboration avec les physiciens, ont gagné une vue d’ensemble et peuvent se faire une meilleure idée du processus de la vision. « D’ordinaire, les neurobiologistes se contentaient d’observer un neurone à la fois. Mais pour pouvoir comprendre réellement le fonctionnement d’un système nerveux comme la rétine ou le cerveau, il faut pouvoir voir les schémas d’activité électrique générés par de nombreux neurones. Prenez ATLAS ! il serait pratiquement impossible de comprendre la physique sous-jacente en observant juste une particule par événement. Il vous faut observer l’événement dans sa globalité pour pouvoir dire, par exemple, face à deux jets de particules affichant une masse totale X, que l’on est en présence de la désintégration d’un Higgs. »

Pour Alan, le processus d’encodage de l’information n’est qu’une partie de l’énigme que constitue le fonctionnement de la rétine. Encore faut-il savoir comment celle-ci est « câblée ». « C’est un problème tridimensionnel. Les cellules upsilon se connectent à toutes les autres cellules et couches et nous voulons découvrir comment elles se repèrent, de quelle manière elles se connectent les unes aux autres et établissent la bonne liaison. Imaginez les milliers de câbles d’ATLAS sortant du puits et trouvant leur chemin tout seul jusqu’à la bonne salle de contrôle, jusqu’aux châssis électroniques et enfin jusqu’au module. »

Les prothèses rétiniennes font partie des projets connexes : il s’agit d’utiliser la technologie de la matrice d’électrodes pour stimuler les cellules ganglionnaires rétiniennes à l’aide du signal d’entrée d’une caméra vidéo et ainsi de contourner les photorécepteurs défaillants chez les patients atteints de dégénérescence maculaire. Mark Humayun et son équipe de l’Université de Californie du Sud testent actuellement auprès de six patients aveugles des petites matrices d’électrodes offrant une vision de base.

Voilà qui pourrait ouvrir la voie à de nouvelles possibilités de transfert de savoir-faire et de techniques de la physique des hautes énergies vers la biologie. « Il ne s’agit pas que des cellules upsilon. Il s’agit de l’association de la technique et de la découverte, estime Alan. Les biologistes sont rarement au fait des technologies que nous mettons au point. L’une des manières d’attirer l’attention des neurobiologistes est d’obtenir un résultat intéressant dans leur domaine. Voyons maintenant où cela va nous mener. »

Quand les idées naissent de la rencontre des esprits

Souvent, le progrès n’est pas uniquement le résultat de travaux scientifiques. Il est parfois dû au hasard d’une rencontre ou d’une conversation dans une cafétéria. À l’époque où il travaillait au SLAC et observait ses enfants se développer, apprendre à marcher et à parler, Alan Litke se demandait comment la technologie des détecteurs à microrubans de silicium pourrait être utilisée pour comprendre les profondeurs fascinantes du cerveau. Mais, sans « les six degrés de séparation »* du scientifique, ces recherches n’auraient jamais vu le jour. « J’avais en tête quelques idées plutôt abracadabrantes ; un jour, l’un des postdocs de mon groupe m’a dit qu’il avait un voisin neurobiologiste à Standford qui travaillait dans le laboratoire d’un spécialiste mondial de la rétine. J’ai commencé à les aider du mieux que je pouvais. » Et il ne s’est plus arrêté. Par le passé, le meilleur de la science est venu de collaborations non conventionnelles, et celle-ci a déjà fortement contribué à percer les mystères de la rétine.

* Idée théorique selon laquelle toute personne sur le globe peut être reliée à n’importe quelle autre au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons.